Mme Nathalie Delattre. Madame la présidente, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, depuis la décision rendue par la Cour suprême le 24 juin 2022, plus d’une dizaine d’États américains ont totalement interdit l’avortement, pour la plupart sans aucune exception, même en cas de viol ou d’inceste. Dans certains États, l’abject s’incarne même, puisque la loi incite les citoyens à lancer des poursuites à l’encontre des femmes soupçonnées d’avoir avorté.
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En Europe, de la Pologne à l’Italie, en passant par la Hongrie, sous la pression de mouvements dits « pro-vie », les conditions de l’accès à l’IVG reculent.
Certes, nous ne sommes pas de ces pays, mais nous avons en commun avec ces nations quelques fondements démocratiques.
En France, le droit à l’avortement n’est pas à l’abri des conservatismes. Il convient tant de s’en émouvoir que de se tenir en alerte.
D’ailleurs, dimanche dernier, une chaîne de télévision privée française exposait une infographie plus que douteuse faisant de l’IVG la première cause de mortalité dans le monde. Plus qu’une maladresse, c’est une manipulation honteuse. (Mme Marie-Pierre de La Gontrie applaudit.)
Soyons cartésiens : si l’interruption volontaire de grossesse n’était pas directement menacée, pourquoi aurions-nous ce débat ?
Pourquoi vouloir constitutionnaliser l’IVG ? Sans doute parce que, à ceux qui pensent qu’elle est une évidence, nous devons opposer la prudence, en enfermant dans la loi fondamentale un droit acquis de haute lutte par les femmes et pour les femmes.
Au cours des débats qui ont eu lieu en 2023, notre collègue Jean-Yves Roux avait souligné « la tendance mondiale et européenne à une forme de recul des droits et des libertés fondamentales des femmes », et déclaré : « si d’autres reculent, soyons fiers de montrer le chemin inverse, le chemin qui refuse la régression ! ».
J’entends par-ci par-là que constitutionnaliser l’IVG ne serait que symbolique. Mais quel symbole ! D’ailleurs, le débat n’est pas tout à fait tranché par les constitutionnalistes.
Quoi qu’il en soit, la France doit se poser en pays des Lumières et être au rendez-vous de l’histoire, comme elle l’a toujours été. Elle serait la première nation au monde à envoyer ce signal positif.
Le RDSE salue votre initiative, monsieur le garde des sceaux, après avoir soutenu les précédentes propositions de loi que nous avons examinées ici – en octobre 2022, la proposition de loi constitutionnelle déposée par notre collègue Mélanie Vogel, que je salue ; puis, en février 2023, un nouveau texte issu de l’Assemblée nationale. C’est notre troisième rendez-vous. Il nous oblige !
Au cours de ces débats successifs, les positions ont évolué – ainsi l’a fait mon groupe.
Si le RDSE était majoritairement favorable à l’adoption du premier texte, qui englobait également la contraception et se heurtait à des difficultés juridiques importantes, quelques réserves subsistaient néanmoins quant à l’efficacité de sa rédaction, le risque étant que notre texte fondamental se transforme en une déclaration bavarde.
Reconnaissons que le deuxième texte a fait l’objet d’un travail constructif. Je pense, en particulier, à l’amendement adopté de notre collègue Philippe Bas, qui attribuait simplement et efficacement au législateur la charge de déterminer les conditions « dans lesquelles s’exerce la liberté de la femme de mettre fin à sa grossesse ».
Ce nouveau projet de loi s’inscrit dans la continuité des précédentes propositions, puisqu’il ajoute, à l’article 34, dans une formulation assez similaire, que la loi « garantit » – et non plus « détermine » – l’accès de la femme à l’IVG.
Ce changement de terme a suscité des amendements qui ne me paraissent pas convaincants. À la lecture de la Constitution, il apparaît que les garanties constitutionnelles des droits et des libertés sont suffisamment nombreuses pour qu’une nouvelle liberté garantie puisse y être insérée sans difficulté.
Certes, il est légitime de s’inquiéter du risque d’inflation des droits constitutionnels, qui pourrait affaiblir les droits concernés, mais, là encore, nos éminents constitutionnalistes ne sont pas tous d’accord. Nous entendons l’alerte, et, si nous observions une dérive un jour, il faudrait s’y opposer fermement.
Cependant, il s’agit aujourd’hui d’asseoir un droit face à un enjeu sociétal fort.
Bientôt cinquantenaire, la loi Veil a vu son cadre légal s’améliorer au fil du temps. Son inscription dans la Constitution n’est que la suite logique d’une avancée fondamentale pour la dignité des femmes.
Mes chers collègues, le RDSE espère voir la raison l’emporter, avec un vote conforme du Sénat. Faire un demi-choix reviendrait à faire de l’IVG un demi-droit. Or les femmes doivent accéder à une liberté pleine et entière, avec, pour seule conscience, la leur. (Applaudissements sur les travées des groupes RDSE, RDPI, GEST, SER et CRCE–K, ainsi que sur des travées du groupe UC.)