Mme Maryse Carrère. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, voilà une trentaine d'années, le professeur Maurice Bourjol, historien du droit local, publiait un ouvrage intitulé Les biens communaux, voyage au centre de la propriété collective, dans lequel il se consacrait avec érudition à l'histoire et à la théorie des biens communaux à travers le souvenir des communautés d'habitants de l'Ancien Régime.
Il introduisait son propos par ces quelques mots : « “Biens communaux” et “commune” apparaissent comme les deux éléments indissociables d'un “corps moral” immortel formé par les générations passées, présentes et à venir. À cet ordre éternel des choses, l'État superpose ses normes et sa culture ».
Certes, depuis la parution de ces lignes, en 1989, le discours s'est transformé : il n'est plus seulement question de « biens communaux », mais plus vastement de « biens communs », de sorte que leur dimension n'est plus seulement locale et communale, mais aussi mondiale, voire universelle. On ne parle plus de « patrimoine commun des communautés d'habitants », mais, comme le propose la Charte de l'environnement, de « patrimoine commun des êtres humains ».
Nous sommes ainsi passés des pâturages ruraux et villageois à la forêt amazonienne ou encore à des choses immatérielles telles que les encyclopédies numériques libres.
Pour autant, bien que vertigineux, le glissement entre notre discours et celui de l'historien met en évidence deux éléments qui demeurent invariables.
Il s'agit d'abord de la transmission de ces biens, de génération en génération. Cette problématique est largement mise en lumière par les préoccupations écologiques et de préservation de l'environnement.
Il s'agit ensuite du rôle de l'État, législateur ou constituant, auquel il revient de fixer un régime juridique pour ces biens. Que nous les qualifiions de mondiaux ou de communaux, c'est d'abord à l'État qu'il incombe de fixer les règles quant à l'administration et à la protection de ces biens. Autrement dit, si le cadre national n'est pas suffisant pour protéger ces biens communs mondiaux, nous ne pouvons pour autant nous dérober face aux enjeux qu'ils soulèvent dans nos sociétés actuelles.
Ainsi, il y a lieu de se réjouir que soit engagée, dans cet hémicycle, une réflexion sur le traitement réservé aux biens communs. Nos échanges contribueront à ce qu'ils puissent être mieux appréhendés, mieux pensés et mieux encadrés afin notamment de concilier leur usage avec la liberté d'entreprendre.
Cela étant, alors même qu'il pourrait sembler nécessaire de penser le régime de ces biens, il faut également constater qu'ils mettent à l'épreuve nos définitions et nos qualifications juridiques traditionnelles.
Comment les définir ? Ni biens privés ni biens publics, mais plutôt biens collectifs, dont l'usage est partagé par tous. C'est dans cet entre-deux que naît la tension, et donc le débat légitime qui entoure leur régime juridique.
Ces quelques éléments, bien que succincts, suffisent à révéler que la notion n'est pas née avec le « monde d'après », pour reprendre la formule mise en avant par les auteurs de cette proposition de loi. Et pour preuve, notre droit s'y intéresse déjà.
Je ne referai pas la liste des textes et jurisprudences traitant de la question des biens communs. Toutefois, je me permettrai de revenir sur la récente décision du Conseil constitutionnel du 31 janvier 2020 : à travers son interprétation de la Charte sur l'environnement, le Conseil a dégagé, en des termes inédits, un objectif de valeur constitutionnelle de « protection de l'environnement, patrimoine commun des êtres humains ». Le texte dont nous discutons aujourd'hui s'inscrit naturellement dans cette actualité. Il n'est donc pas question de minimiser les enjeux qui y sont liés.
Toutefois, cette décision remonte à moins d'un an. De même, nous croyons que certaines potentialités normatives de la Charte de l'environnement – adossée à la Constitution en 2005 – restent encore à découvrir, notamment dans son préambule qui dispose, au nom du peuple français, que l'environnement est le patrimoine commun des êtres humains. Laissons-nous le temps de poursuivre notre réflexion et d'affiner nos idées, surtout sur un sujet aussi fondamental. Laissons aussi le temps aux dispositifs juridiques existants de produire pleinement leurs effets pour être mieux à même de les réaménager et de les renforcer le jour venu.
Aussi, vous l'aurez compris, au regard de ces éléments, le groupe RDSE ne votera pas en faveur du texte. (Mme Nicole Duranton applaudit.)