M. le président. La parole est à Mme Maryse Carrère.
Mme Maryse Carrère. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d'État, madame la rapporteur, mes chers collègues, les événements du 6 février 1934 (Exclamations sur les travées du groupe Les Républicains.), provoqués par des ligues nationalistes en face de la Chambre des députés, avaient occasionné 18 morts et plus de 3 000 blessés, dans un contexte économique, politique et organisationnel instable.
Le décret-loi du 23 octobre 1935 portant réglementation des mesures relatives au renforcement du maintien de l'ordre public est venu organiser le régime juridique des manifestations en instaurant un système de déclaration préalable à l'autorité administrative. D'autres mesures préventives telles que le renforcement du pouvoir de dissolution de groupes de combat et de milices privées ont rapidement été prises.
En réponse aux événements de mai 1968, avec des affrontements d'une autre ampleur que ceux que nous connaissons aujourd'hui, la loi du 8 juin 1970 tendant à réprimer certaines formes nouvelles de délinquance, dite « loi anti-casseurs », a instauré une responsabilité pénale et collective des auteurs de violences. Jugée arbitraire, puisqu'elle permettait de condamner de simples participants à une manifestation qui n'avaient pas pris part aux actions, elle fut abrogée en 1981.
Mes chers collègues, nous partageons la volonté des auteurs de la proposition de loi de lutter contre les violences lors des manifestations et de freiner le phénomène des Blacks Blocs, tant que nos libertés fondamentales demeurent préservées, parmi lesquelles la liberté d'aller et venir et le droit de manifester.
Mme Catherine Troendlé, rapporteur. Tout à fait !
Mme Maryse Carrère. Il est étonnant que la proposition de loi ne vienne pas illustrer par des chiffres la nécessité de légiférer pour renforcer un arsenal répressif en vigueur très complet, comme cela a été décrit par le rapport de la commission des lois. Alors que les formes de délinquance ne sont pas plus nouvelles que violentes que celles que l'on a connues par le passé, il est proposé de restreindre davantage l'exercice de nos libertés individuelles.
Cette proposition de loi, si elle part d'une intention louable, ne pouvait être adoptée en l'état, et je souhaite saluer le travail réalisé en commission par Mme la rapporteur, qui a tenté autant que possible de faire en sorte que ce texte ne sorte pas des bornes de la constitutionnalité.
Je m'interroge sur l'inflation législative que nous connaissons, pour une efficacité contestable : nombreuses sont les mesures intégrées à cette proposition de loi qui sont satisfaites par notre droit en vigueur.
Concernant le volet préventif de la proposition de loi, le contrôle des effets personnels des passants aux abords des manifestations est déjà existant. Une généralisation des contrôles, en élargissant le dispositif des périmètres de protection et sécurité prévu pour l'état d'urgence, nous semble à la fois risquée sur le plan constitutionnel et impossible à mettre en œuvre dans la pratique, au regard du nombre de personnes qui devraient être soumises à un contrôle.
En ce qui concerne la possibilité pour le préfet de prononcer des interdictions administratives de manifester pour les individus susceptibles de représenter une menace à l'ordre public, nous considérons que de telles interdictions doivent continuer d'intervenir dans un cadre judiciaire, plus protecteur des droits fondamentaux. En effet, il n'est pas souhaitable d'interdire de manifester des personnes qui n'ont jamais été condamnées pour des violences lors des manifestations, jugées sur leur simple comportement.
À l'instar de l'article 3, qui prévoit la création d'un fichier national des personnes interdites de manifester, nous estimons que ces articles sont difficilement applicables. S'il est aisé de filtrer les entrées dans un lieu clos comme un stade, il s'avère très compliqué de bloquer l'accès à une manifestation en plein air. Il est donc préférable de maintenir le droit en vigueur, qui permet au juge de prononcer une peine complémentaire d'interdiction de manifester.
Sur le volet répressif, l'article 4 vient ériger en délit la dissimulation volontaire du visage. Autant dire que cette disposition me paraît disproportionnée et d'une utilité limitée. Comme cela est clairement indiqué dans le rapport, la dissimulation du visage, actuellement sanctionnée par le code pénal, ne fait l'objet que d'un faible nombre de contraventions en temps normal. Lors d'une manifestation, les forces de l'ordre ont effectivement d'autres préoccupations. Encore une fois, le droit en vigueur reste plus judicieux en retenant la dissimulation du visage comme une circonstance aggravante.
Enfin, le dispositif de responsabilité civile collective prévu initialement nous paraissait dangereux, parce qu'il laissait planer le risque qu'un individu puisse être accusé arbitrairement de dommages qu'il n'a pas causés. Cette mesure était disproportionnée et allait plus loin que la loi anti-casseurs – c'est dire ! –, puisque le juge avait la possibilité de limiter la réparation à une partie des dommages et fixer la part imputable à chaque condamné en le dispensant de la solidarité.
Plus qu'un nouveau texte, il nous faut amplifier les moyens, d'une part, de la direction générale de la sécurité intérieure, la DGSI, pour lutter de manière plus concrète contre les Black Blocks et démanteler ces derniers et, d'autre part, de nos forces de l'ordre pour que celles-ci puissent, sur le terrain, exercer pleinement et efficacement leur mission de maintien de l'ordre public.
Sur ces sujets, prenons le temps de la réflexion ! Le renforcement de l'arsenal juridique au cours de ces vingt dernières années n'a pas, pour le moment, fait ses preuves. Intégrons les conclusions de la commission d'enquête pour encadrer la présence d'intervenants extérieurs au sein des manifestations, ainsi que la réflexion conjointe menée par les ministères de la justice et de l'intérieur sur l'amélioration du traitement des infractions commises lors des manifestations.
L'ensemble de ces éléments pourrait, je le pense, nous permettre d'avoir une vision plus complète du sujet afin, le cas échéant, de légiférer.
Pour conclure, je pense qu'en matière de manifestations la liberté doit rester la règle et la restriction l'exception. Vous l'aurez donc compris, la majorité des membres du groupe du RDSE ne pourra pas apporter son soutien à cette proposition de loi. (Applaudissements sur les travées du groupe du Rassemblement Démocratique et Social Européen et du groupe La République En Marche.)